Médecin généticien, ancien directeur de recherche à l’Inserm et membre du Comité national d’éthique, Axel Kahn est président de l’Université Paris-Descartes. Cette intervention a été donnée dans le cadre du colloque "Liberté, Egalité, Santé" organisé par la Mutualité Fonction Publique le 25 octobre 2011.
“Notre société perd la tête. La décision publique est aujourd’hui totalement dépendante de la notation d’agences qui ne représentent rien d’autre que la vision des forces organisées du marché. Et même dans la pure logique du système libéral, où seuls comptent les intérêts individuels, notre système a atteint ses limites.
Concernant le domaine de la santé, la situation est dramatique. La santé, l’un de nos droits les plus fondamentaux est devenu un marché. Or un marché n’est ni moral ni immoral, il répond à des règles claires. Vous avez besoin de vous soigner ? Vous n’avez pas d’argent ? Et bien vous ne vous soignez pas.
En revanche, si l’on se réfère à la définition inscrite dans l’article 2 du préambule de l’OMS de décembre 1946, qui dit que la possession du meilleur état de santé possible est un droit fondamental de tout être humain, que chacun doit avoir accès à la santé quelque soit sa race sa religion, ses opinions politiques et sa condition économique et sociale, il est évident que la question de l’accès à la santé devient une question éthique. Une société dont les richesses ne cessent d’augmenter et qui, dans le même temps, voit les inégalités de santé progresser est une société profondément immorale du point de vue des droits de l’homme.
Le droit à la santé, attribut de la citoyenneté et proclamé dans de nombreux textes a trouvé ses racines dans la certitude que nous avions que l’homme serait le principal bénéficiaire des progrès scientifiques et techniques. Or, nous sommes la première génération depuis trois siècles à penser que nos enfants et nos petits enfants vivront moins bien que nous. Cet état de fait marque une rupture historique complète avec la confiance dans le progrès qui a animé nos deux derniers siècles.
Ce sont les mécanismes qui nous ont conduits là, et en particulier, ceux du marché qu’il faut interroger sinon, tout ce que l’on fera pour réguler sera utile mais ne sera pas durable. Il n’y a jamais eu autant d’inégalités dans notre société et en particulier des inégalités de santé. Or, dans une société libérale seul l’esprit de solidarité et en particulier national fait que l’on permet à des gens qui n’en n’ont pas les moyens de se soigner...
Face à l’injustice, seule la régulation de la puissance publique peut représenter l’intérêt de la collectivité.
Or, la santé publique est en déshérence dans notre pays. Cela n’a pas toujours été le cas. Dans l’histoire de la santé, nous sommes passés d’une médecine clinique prenant en charge des pathologies à une médecine hygiéniste à la fin du XIXe siècle, impulsée par Léon Bourgeois et sa doctrine du solidarisme.
C’est cette conception basée sur la prévention qui donnera matière au programme du Conseil National de la Résistance et la naissance d’une médecine sociale. Celle-ci a permis la création et le développement de dispensaires, de centres de santé municipaux ou étudiants... Aujourd’hui, ils ont presque tous disparus. Dans les années 1960, sous l’influence de grand médecin comme Jean Dausset ou de Jean Hamburger, la France s’est engagée dans la direction d’une médecine d’excellence avec des opérations extraordinaires.
Puis les découvertes de la génétique ont entraîné notre pays à privilégier une médecine de l’individu. La santé collective est dévalorisée. Nous avons abandonné une politique de prévention pour une médecine curative axée autour du médicament et du consumérisme de soins. La santé est devenue un marché et une cible pour l’industrie.
Nous sommes aujourd’hui dans une impasse, dans une situation aberrante. L’industrie agro-alimentaire crée un monde d’obèses et de victimes d’athérosclérose qui, avec leurs pathologies, viennent alimenter l’industrie du médicament. Cet exemple nous prouve la chose suivante. Ce qui est bon pour les marchés est profondément exsangue pour la société.
Il est urgent de renouer avec une médecine sociale, permettant un accès aux soins primaires, une médecine préventive prenant en compte les déterminants de santé, psychologiques, sociologiques, économiques. Bien sûr cette médecine préventive ne montre ses effets qu’à moyen ou long terme. C’est pourquoi une volonté politique réelle dans l’action publique est nécessaire afin que le droit à la santé continue d’être respecté.”
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