Dans une tribune au « Monde », l’économiste Hervé Defalvard voit dans les actions locales d’accès et de gestion des « biens communs » l’ébauche de ce que serait le jour d’après, à condition que ces initiatives trouvent un débouché politique.
Tribune. Les nombreux appels à un changement profond de modèle économique ne doivent pas nous faire oublier que les mea culpa prononcés lors de la crise financière de 2008 n’ont abouti qu’à des changements mineurs et à la mise au pas des mauvais élèves du néolibéralisme comme la Grèce. Que faire pour que ces annonces de rupture se traduisent effectivement ?
Jean Jaurès, reprenant Marx sur ce point, prônait la méthode de « l’évolution révolutionnaire ». Cette méthode nous éviterait de tomber dans l’écueil des « phrases révolutionnaires » qui promettent le changement sans avoir les forces sociales nécessaires pour le rendre effectif, soit que ces forces ne souhaitent aucun changement afin de conserver leur pouvoir, soit qu’elles soient beaucoup trop faibles et trop peu organisées pour entraîner le changement radical.
Les phraseurs du premier type nous disaient, en 2008, à l’instar de Nicolas Sarkozy dans son discours de Toulon (le 25 septembre 2008), que « l’idée que les marchés ont toujours raison était une idée folle », nous appelant « à refonder le capitalisme sur une éthique de travail ». On connaît la suite…
L’optimisme de Jaurès
Les phraseurs du second type sont ceux qui, comme moi, ont défilé dans les grandes manifestations de 2009 avec pour slogan « nous ne payerons plus leur crise », ce qui « ne voulait rien dire », comme le reconnaît aujourd’hui sur son blog le député LFI François Ruffin (« Préparons la crise ! »).
La méthode de l’évolution révolutionnaire croise deux axes, celui des forces sociales et de leur organisation, et celui de leur traduction politique et démocratique. Pour Jaurès, dans la très longue préface du 17 novembre 1901 qu’il rédige à l’invitation de Charles Péguy qui veut éditer ses derniers articles dans les Cahiers de la Quinzaine, les forces sociales sont celles du « prolétariat ». Selon lui, dans les syndicats et les coopératives comme dans leur expression politique électorale, ces forces n’ont fait que grossir au point d’orienter le cours de la démocratie en leur nom propre, et non plus en suivant comme au XIXe siècle les révolutions bourgeoises. La construction de l’Etat social en France tout au long du XXe siècle a donné raison à l’optimisme de Jaurès. Mais comme Jaurès avait su actualiser et adapter à la France la méthode prônée par Marx, il nous faut le faire pour le XXIe siècle.
Les forces sociales sont aujourd’hui celles des territoires dont les habitants se regroupent pour décider et agir afin de pouvoir construire en commun une vie bonne pour tous, dans un équilibre durable avec les êtres vivants partageant le même milieu.
Longtemps séparées, ces forces sociales joignent les luttes contre les discriminations d’origine, les inégalités, le
réchauffement climatique et pour la biodiversité. Elles portent une politique de l’émancipation du bas vers le haut : celle locale des communs autogérés, et celle des personnes qui, par ces collectifs, retrouvent la maîtrise de leur vie.
Un nouvel universalisme
Les exemples foisonnent : les circuits courts alimentaires, les communautés énergétiques, les nouvelles sociétés coopératives d’intérêt collectif, les plates-formes coopératives de livraison à vélo ou de covoiturage, parmi bien d’autres… Mais si ces forces sociales des territoires n’avaient qu’une structure locale, jamais elles ne pourraient être au rendez-vous de la rupture.
Elles ne le seront que grâce à la structure translocale qui déjà les soutient sur les deux axes de l’évolution révolutionnaire.
Sur le premier, elles le font en construisant leur solidarité à diverses échelles, à travers l’usage des technologies numériques (« fablabs ») ou en s’adjoignant le maillon de l’Etat social pour accéder aux soins de santé et aux remboursements. Sur le second axe, ces communs de territoire sont porteurs d’un nouvel universalisme. En effet, les droits d’accès à telle ou telle ressource qu’ils construisent concrètement pour celles ou ceux qui en sont privés sont appréhendés comme des droits universels dans une sorte de mondialisation des territoires. Ils ont déjà commencé à trouver un débouché politique lors du premier tour des municipales. Ils doivent trouver un débouché politique dans les élections régionales, nationales, européennes comme dans des négociations à l’échelle mondiale.
Le jour d’après Enfin, la méthode de l’évolution révolutionnaire ne fait attendre ni d’un grand soir ni d’une seule élection la venue d’une nouvelle société. Le terme de transition est ici mieux adapté pour autant que celle-ci soit toujours associée à une vision de « l’idée directrice et visible du mouvement ». Laquelle, comme au temps de Jaurès, a toujours pour adversaire, la propriété du capital qui, en se concentrant toujours plus, donne à ses associés un pouvoir exorbitant.
La société du commun ne supprime ni la petite propriété privée du marché ni la propriété publique de l’Etat, mais les subordonne aux droits d’usage qui assurent concrètement l’accès à une vie bonne pour toutes et tous. Elle est aussi porteuse d’une autre valeur politique et économique, non plus la valeur extractive au profit des actionnaires dans une société de classes, mais la valeur générative au bénéfice d’une plus-value de vie pour tous les êtres. Dans cette transition, des alliances se font déjà sur le terrain, y compris avec des grandes entreprises, comme à Varats (Roumanie) ou des agriculteurs locaux et Carrefour sont associés dans une coopérative.
Mais n’en doutons pas, de nombreuses luttes et de nombreuses alliances seront nécessaires, le jour d’après, aux échelles locales et translocales pour que la démocratie ouvre le chemin vers la société du commun.
Hervé Defalvard est maître de conférences d’économie à l’université de Marne-la-Vallée
Cet article est paru dans Le Monde (site web)