« Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir
mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes »
Aimé Césaire, dans une lettre à Maurice Thorez en 1956
L’audace ou de nouvelles défaites : nous sommes au pied du mur. L’ampleur du désastre à gauche est telle que la sidération domine, pour l’instant. Le danger serait de plonger durablement dans la paralysie. Ce cinglant échec doit au contraire susciter l’électrochoc nécessaire pour une refondation à la hauteur des défis contemporains. A gauche, nous devons balayer devant chaque porte et se mettre au travail : notre responsabilité est immense pour que notre pays ne bascule pas dans l’obscurité et que la gauche ne se transforme pas en relique du passé. Ce n’est pas d’un nouveau meccano électoral de court terme dont nous avons besoin mais d’oser, d’inventer, de s’ouvrir sur la société pour reconstruire un imaginaire émancipateur.
Pourquoi tant d’étonnements le soir des résultats des élections européennes sur les visages de ceux-là même qui, par leurs politiques successives, ont produit la désespérance, terreau de l’extrême droite et de l’abstention, ou qui, par le matraquage médiatique sur Marine Le Pen, ont contribué à faire progresser le FN, ou qui encore, par leur politique de droite menée au nom de la gauche, ont brouillé les clivages et tué l’espoir à gauche ? N’ont-ils pas vu la crise de régime, le rejet des politiques menées, le déficit de perspective commune ? Toutes les coordonnées politiques étaient là pour anticiper ce désastre. La Ve République est exsangue. Le libéralisme économique et son lot d’austérité ont ravagé les conditions de vie du plus grand nombre. Liberté, égalité, fraternité : les valeurs républicaines résonnent dans le vide. On ne compte plus les « s » aux crises que nous traversons : morale, démocratique, écologique, sociale, économique… Les affaires, Cahuzac ou Bygmalion, ont fini de préparer ce cocktail explosif qui fait le lit de l’extrême droite. Nous y sommes.
Deux ans seulement après la victoire de François Hollande, le PS, qui est seul aujourd'hui à gouverner, n’atteint même pas 14% des suffrages exprimés aux européennes, confirmant la claque des municipales. L’orientation du gouvernement est délégitimée et la droite classique ne profite même pas de cette situation, signe du désaveu massif des politiques menées depuis des années tant par la droite que par la gauche. Le FN tire les marrons du feu dans les catégories populaires mais pas seulement : il incarne un moyen d’exprimer à la fois le rejet du système en place et la tentation du repli, du retour à l’ordre ancien face aux désordres actuels, au manque de perspective, au durcissement des conditions de vie. Contre la voie de la réaction, de l'autoritarisme, du racisme, du sexisme, de la xénophobie, le meilleur antidote, c’est la force de l’alternative. Sans espérance nouvelle à gauche, le pire est devant nous. Il doit être conjuré.
Les forces disponibles pour reconstruire une perspective émancipatrice existent dans notre pays mais elles sont aujourd’hui éclatées, en sommeil, à distance du champ proprement politique. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle la société serait atone et acritique, totalement dominée par des valeurs néo-fascistes ou indifférente au cours des choses, les ressorts d’une contestation porteuse de progrès humains se dessinent au cinéma, dans les musées d’art contemporain, au cœur de la pensée critique ou de la littérature. Pêle-mêle : à la rentrée dernière, deux romans annonçaient l’émeute qui vient : Les renards pâles de Yannick Haenel et L’esprit de l’ivresse de Loïc Merle ; sur le grand écran, la question de l’amour et des rapports de classe est en ce moment joliment posée par Lucas Belvaux dans Pas son genre ; au Palais de Tokyo, l’exposition L’Etat du ciel parle de la chute contemporaine et renoue avec le fil de l’utopie ; le succès du livre de Thomas Picketty sur les rentiers du capital ou l’écho de la somme générationnelle Constellations montrent le potentiel critique dans le monde d’aujourd’hui… Le mouvement social est à la peine mais chez les Fralib ou à Notre-Dame-des-Landes, la contestation se tisse.
Ces mobilisations et espaces de création ne convergent pas encore pour former une galaxie nouvelle à même de donner le “la” en terme d’hégémonie culturelle. Mais le fourmillement est là, en quête de la fabrique du commun au XXIe siècle. Le sujet de l’émancipation se cherche. L’équation nouvelle entre l’individu et le collectif se pense. Des préoccupations contemporaines s’imposent comme le droit à la ville, dans ce monde où le capital se conjugue avec l’inégal développement territorial, ou la mise en cause du consumérisme, qui menace l’écosystème et nos désirs. La recherche du sens perdu est dans l’air du temps et ne se trouve pas que du côté de l’ordre ancien. Non, la société française n’est pas minée par tous ses pores par la réaction, même si c’est elle qui a pour l’instant le vent en poupe dans la rue et les médias. Les points d’appui pour reprendre la main existent à condition de sortir de l’entre soi d’un espace politique par trop fermé sur lui-même et souvent reproducteur d’ancien. La politique ne trouvera son souffle, à gauche, que si elle entend, s’inspire, restitue ce qui s’invente de façon éparse dans cette part du monde contemporain qui exprime son refus de l’ordre existant pour s’aventurer vers une reformulation du projet émancipateur. L’imaginaire politique ne se fabrique pas à distance du monde culturel et intellectuel mais en se nourrissant de lui, dans un rapport qui ne relève ni de l’instrumentalisation, ni de la hiérarchie mais de l’inspiration et la confrontation réciproques.
La clarté vis-à-vis de la majorité du PS et de la politique gouvernementale est une condition sine qua non de la refonte d’une gauche digne de ce nom. Pour autant, elle ne constitue pas l’alpha et l’oméga d’une stratégie alternative. Sur le fond, le saut à produire est substantiel. Sur la forme, nous avons encore à inventer des formes d’organisation qui sachent faire vivre le pluralisme, l’articulation entre l’engagement individuel et le collectif, la créativité, l’ouverture sur la société. Retrouver le chemin des catégories et des quartiers populaires passe par l’abandon des recettes du passé. La verticalité et le caporalisme ne permettent plus d’inclure durablement et massivement. Nous avons besoin d’horizontalité et d’un tout qui ne soit pas englobant. Le renouvellement des formes et des personnes (élu-e-s, cadres politiques, porte-paroles) est indispensable. Le nouveau front dont nous avons besoin doit chercher à articuler trois sphères traditionnellement dissociées : le social, le politique, la pensée critique – intellectuelle et culturelle.
Notre espace politique, celui de la gauche d’alternative, non soumise au néolibéralisme, au productivisme, à l’ordre dominant, reste en deçà de ses possibilités. Les composantes du Front de Gauche doivent prendre la mesure des efforts de réorganisation interne et d'ouverture à produire pour favoriser l'implication citoyenne, le respect de la diversité des sensibilités et cultures politiques, l'unité la plus large. Il en va de sa relance et de son attractivité, en vue de la constitution d’un front bien plus large, avec toutes celles et ceux qui, dans les mouvements sociaux, dans le monde intellectuel et culturel, à EE-LV, au PS, au NPA, à Nouvelle Donne, chez les féministes présentes de façon autonome à l’élection européenne et ailleurs ne se reconnaissent pas dans l'orientation gouvernementale et veulent redonner des couleurs au mot gauche.
Clémentine Autain, membre d'Ensemble-Front de Gauche, élue de Sevran (Seine-Saint-Denis) et codirectrice du journal Regards.