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"Le temps du monde fini" : note de lecture et interview


    Geneviève Azam est présidente du conseil scientifique d'ATTAC. Nous l'avons interviewéeà son retour du Forum Social Mondial (FSM) de Dakar : cette interview et la note de lecture de son livre ont été publiées dans Rouge et Vert, journal des Alternatifs (n° 326, daté du 16 juin 2011)

 « LE TEMPS DU MONDE FINI –

VERS L'APRES-CAPITALISME »,

de Geneviève Azam (Editions « Les liens qui libèrent », 2010)

 

UNE PRECIEUSE CONTRIBUTION AU PROJET ALTERNATIF

    Placé sous le signe d'une citation de Paul Valéry, "Le temps du monde fini commence", le livre de Geneviève Azam, nous conduit pendant deux cents pages dans le labyrinthe d'une réflexionapprofondie et inquiètemais passionnante sur notre époque.

    Fini, notre temps l'est doublement ; du point de vue de la nature, qu'elle nomme la Terre, et du point de vue de la société.

    C'est parce que l'humanité a refusé de le voir qu'elle inflige catastrophe sur catastrophe à la nature et que ses sociétés ont été ravagées au 20e siècle comme jamais auparavant (nazisme, goulag, Hiroshima...). Geneviève Azam parle "d'effondrement" pour ne pas reprendre à son compte quelques illusions telles que la disparition programmée du capitalisme (qui relève d'uneinterprétation mécanique de Marx), l'attente du grand soir (chère à une tradition d'extrême-gauche guettant la répétition de la Révolution russe d'octobre 1917) ou la fin de l'histoire (décrétée par l'historien américain Fukuyama après l'effondrement du « bloc soviétique » et l'existence d'un consensus mondial en faveur de la démocratie libérale). L'auteure parle « d'effondrement » pour une autre raison encore : il s'agit de se dissocier de la dialectique "d'un avenir meilleur enfanté dans le mal présent" qu'elle attribue de façon trop rapide au marxisme, mais aussi pour noter les logiques d'autres possibles.

    L'imaginaire capitaliste est aujourd'hui épuisé, ainsi que l'imaginaire "progressiste" qui tentait d'inventer un autre futur en améliorant le modèle capitaliste.

    Ce qui a joué contre l'acceptation lucide de la finitude du monde, nature et sociétés, c'est la marchandisation généralisée, le libre-échange porté à l'absolu par le néo-libéralisme, et du point de vue idéologique, le progrès technique considéré comme valeur morale. Geneviève Azam s'arrête sur la question de la nature et elle revient à la pensée très répandue à gauche, selon laquelle l'invocation de la nature dans le champ politique et social est synonyme de réaction et le signe d'une sous-estimation réactionnaire des rapports sociaux. L'imprégnation de cette pensée explique pour une large part, pour l'auteure, la fuite en avant de la gauche dans la foi dans le progrès technique, voire le scientisme et ce qu'on appelle le productivisme. Ce faisant, la nature n'est ni magnifiée ni fantasmée par Geneviève Azam, elle est remise à sa place et articulée à l'humanité ; et c'est ce qui permet d'envisager d'une manière différente l'émancipation humaine.

    Au bout du compte, la finitude a été niée et le monde de la finitude réelle détruit. "... la vie s'objective sous forme matérielle et se trouve privée de sens et d'imaginaire, le symbole quitte la condition humaine... le vivant humain est réduit à une chose... La fabrication programmée se substitue au mystère de l'existence" (page 57) "La vie elle-même devient une fabrication, le vivant pouvant être déconstruit, reconstruit et amélioré à loisir" (page 59). Le commun est détruit et la politique en même temps, ce qui rend possibles les sociétés totalitaires. Le creusement des inégalités et la dégradation des écosystèmes vont d'un même pas.

    C'est l'échec du capitalisme et plus largement des projets qui ont confondu autonomie et liberté avec domination de l'humanité sur la Terre et arrachement des humains à la Terre.

 

    Un nouveau projet d'émancipation ne peut se contenter un autre régime de propriété et d'une autre répartition des richesses mais doit fonder d'autres normes (telles que laisser le pétrole dans le sol au lieu de prévoir son exploitation), retrouver le commun et avec lui la réappropriation du monde et la démocratie, le commun étant défini comme la dépendance des humains entre eux et vis-à-vis de la Terre. Les mouvements d'émancipation doivent entreprendre un changement d'imaginaire, l'émancipation devant alors se définir non seulement comme le conflit entre capital et travail mais aussi et de manière articulée et avec le souci de la Terre ; par exemple la réduction du temps de travail -dont la dimension écologique (1) n'a pas échappé à l'auteure- permet d'habiter le temps.

    Pour étayer son propos, Geneviève Azam prend le parti de s'appuyer sur les expériences en cours en Amérique latino-indienne, et débattues dans le mouvement altermondialiste, qui illustrent sa problématique et jouent aujourd'hui à l'échelle mondiale un rôle important : ces expériences, davantage que tous les écrits et tous les discours, donnent à voir le contenu d'un projet de société alternatif au capitalisme (2).

    Réintroduire consciemment la finitude, qui n'a jamais disparu mais a été et continue d'être niée, voilà le fil d'Ariane. "... la Terre a sa vie propre indépendante de vouloir ou du faire des humains... L'éthique et la politique ne concernent plus seulement les rapports entre humains "elles ont à inclure les rapports des humains à la Terre."

 

    Voilà l'essentiel de ce livre qui manifeste avec force les exigences d'un projet quenous appelons rouge et vert. C'est pour tenter d'en approfondir certains aspects etpour contribuer à l'élaboration politique nécessaire, dans le droit fil de ces exigences, que nous avançons les remarques suivantes.

    Ce que nous appelons « le vert » est bien documenté, et ne se confond jamais avec un paradigme écologique (3) et ses conséquences tout aussi réductrices et messianiques que l'étaient celles du paradigme rouge du vieux mouvement ouvrier d'hier. Par contre, ce que nous appelons « le rouge » souffre parfois de remarques trop rapides. C'est entendu : Marx et Engels ont sous-estimé la dépendance de l'économie vis-à-vis de la nature, et leur dialectique des forces productives et des rapports de production verse dans l'économisme en faisant silence sur une notion aujourd'hui cruciale, la transformation des forces productives en forces destructrices. Ils ont vu le capitalisme comme s'il n'avait pas d'extérieur : la question des limites ne pouvait donc être posée sérieusement ; les échanges entre capitalisme et nature ne sont pas oubliés mais vus seulement sous l'angle de l'entrée dans la machine à faire du profit.

    Cette indifférence à l'extérieur n'invalide pas les analyses de l'intérieur du monde capitaliste. Et si l'on cite leur œuvre, on ne peut en citer seulement les manques et les illusions ; elle contient une richesse d'analyses dont la nécessaire synthèse rouge etverte a bien besoin aujourd'hui, non comme rappel de principes, mais, débarrassée de ses interprétations mécanistes, centralistes et fossilisées par le stalinisme et le « marxismed'Etat », comme incitation à penser nous-mêmes l'effondrement et son issue.

    C'est ainsi que le monde d'où fuient le sens et le symbolique est analysé par Marx comme étant le monde du nihilisme capitaliste, "contradiction d'un non-sens absurde" qui consiste à ne plus produire en premier lieu pour la valeur d'usage ; que le consumérisme qui donne lieu aujourd'hui à tant de discours moralisateurs est replacé dans le schéma général de la recherche du profit et analysé comme une conséquence de la surproduction capitaliste, cette surproduction doit avoir pour pendant une sur-consommation, « la consommation pour la consommation doit faire face à la production pour la production ». Voilà de quoi dans les deux cas ne pas se tromper de cible.

    Surtout, la véritable entrée dans la pensée de Marx ne peut plus être la "dialectique" des forces productives et des rapports de production, mais comme dans "Le capital", l'analyse de la marchandise et de la marchandisation comme raison d'être du capitalisme, de ses crises et de ses désastres. Nous y sommes en plein. Que l'on songe seulement aux salariés victimes de la marchandisation ultra-libérale qui retournent leur violence contre eux. (4)

 

    Le point fort du livre est son propos même. Réintroduire la finitude dans un projet d'émancipation n'allait pas de soi.

    D'une part parce que cette idée a souvent été instrumentalisée par l'extrême droite sur le thème de la terre et des morts, de "la terre qui ne ment pas" chère à Pétain. D'autre part parce que le "progressisme" a eu tendance à penser qu'au-delà d'un certain seuil de développement les difficultés tombent d'elles-mêmes. Plus tard, ce sera mieux, il faut seulement aller plus loin, plus haut, plus vite. Or c'est toujours dans un ici et maintenant que les catastrophes surviennent et cet ici et maintenant est fait de la nature et de la société. Geneviève Azam marque avec clarté qu'aux antipodes de tout "naturalisme social", il ne s'agit pas de considérer que la société est une organisation naturelle. Les inégalités, dit-elle, ne sont pas des lois naturelles. Pour employer un vocabulaire qui n'est pas le sien, ne pourrait-on dire que toute société a bien un support naturel et territorial, mais qu'elle a sa propre base historique et sociale. Et ce support pourrait bien se dégrader au point de réduire les sociétés à des phénomènes de survie (Tchernobyl). La finitude et les notions qui lui sont liées comme l'auto-limitation, la sobriété, semblent bien indispensables non seulement à la survie de la planète, c'est aujourd'hui d'une évidence dramatique, mais aussi, à condition d'être pris en compte dans une perspective autogestionnaire -à laquelle l'auteure faitune allusion (4), sans aller plus loin, ce qui est dommage-, à l'émancipation sociale. C'était moins évident, et c'est la cause que Geneviève Azam plaide et qu'elle gagne : son livre est une contribution précieuse aujourd'hui pour toutes celles et tous ceux qui sont attaché-e-s à l'élaboration d'un projet alternatif.

Bruno Della Sudda et Romain Testoris

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1 - Revendication historique du mouvement ouvrier depuis la seconde partie du XIX° siècle, la « RTT » est rarement justifiée pour des raisons écologiques, alors qu'elle l'a été par des secteurs de la CFDT dans la décennie des années 1970 puis par les écologistes de gauche et la gauche alternative, et en particulier les Alternatifs. Sur cette dimension très importante de la RTT, on peut se reporter aux travaux de Jean-Marie Harribey.

2 - A noter que ces expériences ont été largement évoquées dans le cadre du FSM de Dakar (voir numéro spécial de Rouge et Vert consacré au bilan du FSM de Dakar)

3 - Vision selon laquelle l'essentiel de la compréhension du monde et de son histoire s'explique par l'écologie et l'essentiel des problèmes de la planète se résoudra par l'écologie.

4 - Partant des expériences alternatives de relocalisation de la production, mais aussi des reprises d'entreprises en faillite, d'occupations de friches et de terres, en réponse à la crise, Geneviève Azam signale que « l'autogestion retrouve un certain lustre ». Le retour de l'autogestion ne lui a donc pas échappé !

5 - Entraînée par sa lecture vigilante, mais peut-être réductrice de Marx, Geneviève Azam ne commet-elle pas une contre-sens à propos de la citation de Marx qu'elle fait page 179 ? : "Pour que la bourgeoisie devienne une puissance "insupportable", c'est-à-dire une puissance contre laquelle on fait une révolution, il est nécessaire qu'elle ait fait de l'humanité une masse totalement "privée de propriété" qui se trouve en même temps en contradiction avec un monde de richesse et culture existant réellement..." "L'idéologie allemande". Elle commente : "... ce texte traduit une manière de voir la propriété, en soi, comme un frein à l'émancipation. Il fait en effet de l'expropriation généralisée une condition de la révolution, car la propriété lie, attache, alors que la révolution doit arracher et faire table rase" (p 179). Or Marx ne fait que décrire l'expropriation des expropriateurs, et "nécessaire" signifie "historiquement nécessaire", au sens de condition historique, et non "moralement nécessaire", pour se débarrasser d'un lien. Un malentendu fréquent...+

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